Légaliser Uber ? L’impossible plan taxi

Dans un article précédent, j’avançais quelques éléments juridiques permettant d’appréhender la légalité du service offert par Uber au regard de la réglementation Bruxelloise sur les taxis. Le ministre Bruxellois de la mobilité travaille actuellement à l’élaboration d’un « plan taxi », âprement discuté au sein même du gouvernement.

Le plan actuel compte 9 points, et le ministre justifie cette initiative comme suit : « Afin de permettre le progrès dans un contexte qui garantit la protection sociale de tous, le gouvernement élaborera un cadre réglementaire au sein duquel des services tels que celui proposé par UBER recevront une base légale, à condition qu’ils s’adaptent à une série de priorités dans le domaine de la sécurité, de la transparence, de la responsabilité et de la justice sociale et fiscale. En bref, UBER fonctionnera à Bruxelles uniquement sous conditions très strictes équivalentes à celles imposées au secteur du taxi bruxellois. »

On peut s’étonner des prémisses du raisonnement : indiquer que les services de Uber « recevront une  base légale », c’est sous-entendre qu’ils en sont actuellement dépourvus. Selon moi , c’est loin d’être un acquis. Mais au-delà de sa justification, c’est le contenu du plan en lui-même qui risque d’être un casse-tête pour le ministre.

Première difficulté : qui est visé ?

Sur ce point, la confusion demeure. D’un côté, le plan parle d’un « nouveau cadre réglementaire pour les services de transports offerts comme activité complémentaire par des particuliers », de l’autre le ministre vise des « services tels que celui proposé par UBER » qui devront se soumettre à des conditions très strictes. Sont également visés les « services de transport rémunéré » en général.

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Comme je l’indiquais précédemment, la notion de service n’est pas innocente et fait référence à l’organisation structurelle et la pérennité économique d’une activité.  Les utilisations non-professionnelles d’un service comme Uber risquent donc de rester en dehors du cadre (ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles soient interdites).

Ensuite, il n’est pas correct d’assimiler le service d’intermédiation offert par Uber et les services de transport offerts par ses utilisateurs. Le texte actuel manque de précision sur ce point. Il est pourtant capital de comprendre clairement à qui s’appliquent les obligations légales qu’il instaure.

L’exigence d’un agrément préalable

Premier principe du plan : « Les services de transport offerts occasionnellement par des particulier avec leur propre véhicule deviennent possibles, à condition que le fournisseur du service ait reçu une agréation préalable de la Région. Une agréation n’est octroyée que lorsqu’il a été satisfait à toutes les conditions légales« .

On imagine que le « fournisseur du service » ici visé est l’intermédiaire entre les chauffeurs et les passagers, par exemple Uber ou Djump.

Oui mais voilà, on peut difficilement nier que ces services sont des « services de la société de l’information », c’est à dire des services « prestés normalement contre rémunération, à distance, par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire du service » (Code de droit économique, art. 1.18, 1°). Or, la législation sur le commerce électronique interdit de soumettre à un régime d’autorisation préalable l’accès ou l’exercice d’un service de la société de l’information (article XII.2 du code de droit économique). Et comme ce principe de liberté d’établissement est directement dérivé du droit européen (directive e-commerce du 8 juin 2000), les autorités belges n’ont pas le pouvoir d’y déroger.

Et s’il faut en rajouter une couche, la directive de 2006 sur les services limite fortement et de manière générale le droit des Etats membres de soumettre la fourniture de services à un régime d’agrément.

Première proposition, premier problème majeur : le régime d’autorisation préalable ne tient pas la route.

La responsabilité de l’intermédiaire

Deuxième axe du projet : « C’est le fournisseur qui doit veiller à ce que les obligations aient été respectées [par lui-même et par les chauffeurs affiliés] et qui sera sanctionné en cas d’infraction. Une sanction possible est le retrait de l’agréation« .

C’est une constante du droit de l’Internet : lorsque un grand nombre d’infractions, individuellement de faible importance, sont commises par des utilisateurs isolés, on cherche à invoquer la responsabilité des intermédiaires. Pensez à la vente de contrefaçons sur des places de marché comme e-Bay, ou à l’échange de fichier musicaux en peer-to-peer (la SABAM a d’ailleurs récemment subi un nouveau revers en tentant d’obtenir une contribution financière des fournisseur d’accès à internet).

Notre droit organise une exonération de responsabilité, limitée, pour certaines activités exercées par des intermédiaires de l’internet. La plus connue est l’exonération de responsabilité de l’hébergeur pour le contenu qu’il héberge. Dans ce cadre, on peut considérer qu’un intermédiaire comme Uber « héberge » les informations d’offre et de demande de courses, et ne peut donc pas être tenu responsable si ces informations sont illicites. En outre, la loi prévoit qu’un hébergeur ne peut pas être soumis à une obligation générale de surveiller l’utilisation de son service et d’y détecter des infractions.

Ces principes sont, ici aussi, issus du droit européen. Le législateur belge n’a donc pas le pouvoir d’y déroger. Certes, ils ne couvrent qu’une partie de l’activité d’Uber (l’hébergement et, éventuellement, la transmission d’informations), mais ils sont un obstacle sérieux à la mise en place d’un régime de responsabilité des intermédiaires pour des infractions commises par les utilisateurs de leur service.

La tentation de la surveillance

fullLe plan prévoit ensuite que « Le fournisseur est obligé de tenir un registre de tous les chauffeurs et leurs voitures, et de tous les trajets effectués. L’inspection taxi, l’inspection fiscale et l’inspection sociale ont le droit de consulter ces registre ». Autrement dit: puisque l’Etat a des difficultés à contrôler les chauffeurs individuels qui fourniraient des services de taxi dans l’illégalité, pourquoi ne pas demander aux intermédiaires techniques de fliquer leurs utilisateurs ?

Ce type de disposition soulève des problèmes éthiques évidents. En ce qui me concerne, si j’utilise Djump occasionnellement pour partager les places libres de ma voiture quand je me rends à un événement, je n’ai pas la moindre envie que ces trajets soient soigneusement enregistrés et transmis aux services de l’Etat, qui ne sont en rien concernés.

Mais au-delà de ma sensibilité personnelle, il existe des règles (belges, internationales et – encore une fois- européennes) qui protègent la vie privée et réglementent la manière dont les données à caractère personnel peuvent être collectées et traitées. En règle générale, elles s’appliquent également aux services de l’État (avec des exceptions pour les traitements en matière de justice et de sûreté) et prévoient, entre autres choses, que les collectes et traitements de données doivent être proportionnées par rapport aux buts poursuivis. Est-il proportionné d’enregistrer systématiquement toutes les données afin de détecter des cas isolés de fraude ? La réponse est quasiment toujours négative. Est-il justifié d’exiger la transmission à l’État de données récoltées dans un cadre et pour des finalités privées ? La question appelle débat, à tout le moins.

Conclusions : des services à deux vitesses ?

 

Le plan taxi soulève d’autres difficultés mais je me limiterai à celles évoquées ci-dessus pour tirer quelques premières conclusions.

En premier lieu, la philosophie générale du plan me semble contestable : pour lutter contre des usages individuels d’un service jugés abusifs, on cherche à mettre la pression sur le fournisseur du service en le rendant responsable des actes de ses utilisateurs. C’est une sorte de délégation forcée des missions de contrôle qui me semble peu souhaitable.

Dans une optique similaire, il faut se rappeler que le régime d’exonération de responsabilité des hébergeurs, évoqué plus haut, a été mis en place pour protéger la liberté d’expression : pour éviter que les hébergeurs censurent les contenus polémiques, on les a assurés qu’ils n’en seraient pas personnellement responsables (la constitution belge prévoit le même régime pour les éditeurs de presse et de livres, pour les mêmes raisons).

Ensuite, le régime risque de s’effondrer s’il est privé de sa clef de voûte : l’accréditation obligatoire. Sans un tel régime, pas d’inscription obligatoire des prestataires intermédiaires, peu de moyens de contrôle, pas de menace de retrait d’autorisation possible. La mise en oeuvre des autres obligations n’en sera rendue que plus difficile. boite vitesse

Je me demande si l’on ne se dirige pas vers des services à deux vitesses. Certains choisiront de s’inscrire dans les conditions de ce plan, accepteront d’être davantage impliquées dans la fourniture des services par les chauffeurs, effectueront des contrôles de l’activité de ces derniers et assumeront une responsabilité personnelle. On peut imaginer certaines centrales ou compagnies de taxi évoluer vers ce modèle. À côté de ceux-ci persisteront probablement des « purs intermédiaires » internet, pas nécessairement situés en Belgique, qui resteront en marge de ce cadre et qu’on pourra difficilement contraindre à le respecter. La bataille autour de la légalité de tels services n’est donc probablement pas terminée…