Le jeu vidéo est une oeuvre complexe, composée à la fois d’un logiciel et d’autres éléments éventuellement protégeables : œuvres graphiques, musique, scénario, personnages, etc. Il y a tout juste un an, l’OMPI consacrait une intéressante étude comparative à son statut juridique dans une vingtaine d’Etats différents.
Le secteur du jeu vidéo évolue rapidement et j’ai le sentiment qu’il devra suivre de près les avancées du droit d’auteur et du droit des technologies, qui généreront à la fois des défis et des opportunités. Au niveau européen, les enseignements récents de la Cour de Justice soulèvent déjà des questions épineuses. Petit tour d’horizon.
Streaming et partage de vidéos
Le streaming de jeux vidéos, en direct ou en différé, est un phénomène qui gagne rapidement en importance. Le site de streaming en direct twitch attire 35 millions de visiteurs uniques tous les mois et consomme davantage de bande passante aux Etats-Unis que Facebook. Le canal le plus regardé sur YouTube est celui de Pewdiepie, qui rassemble 29 millions d’abonnés autour d’enregistrements de jeux vidéos.
Les éditeurs de jeux vidéos ont des réactions diverses face à ce phénomène. Certains le tolèrent, sans se prononcer explicitement. D’autres l’autorisent moyennant le respect de certaines conditions. L’usage commercial de ces vidéos est en général prohibé (avec toute la difficulté que l’application de la notion entraîne), mais la génération de revenus par des programmes de publicités ou de monétisation est parfois permise.
Le droit permet-il aux éditeurs de jeux vidéos d’interdire ou de conditionner la diffusion d’enregistrements ? La Cour de Justice a jette le flou dans l’arrêt BSA, où elle juge que la diffusion télévisuelle de l’interface graphique d’un programme d’ordinateur n’en constitue pas une communication au public car elle ne permet pas au téléspectateur – passif – de réaliser la fonction de cette interface, à savoir interagir avec le programme.
Revente et prêt de jeux
Dans un monde physique, le prêt ou la revente d’occasion de jeux vidéos ne posaient pas de problèmes particuliers, il suffisait que le support passe de main en main. La vente à distance de contenus dématérialisés a changé la donne ; la tentation était grande, pour les vendeurs de contenus numériques, de n’accorder que des licences limitées à certaines utilisations et liées à un utilisateur ou à un compte. La question est toutefois en train d’évoluer, sous une double impulsion juridique et économique.
Juridiquement, la Cour de Justice a admis, dans le surprenant arrêt Usedsoft, la revente d’occasion de logiciels dématérialisés dans certaines circonstances. L’arrêt pose cependant autant de questions que de réponses : ce principe est-il limité aux programmes d’ordinateurs ou faut-il l’étendre à toute oeuvre dématérialisée ? Faut-il obliger les vendeurs à organiser un système de revente ? Peuvent-ils légitimement le restreindre par des mesures techniques ?
Commercialement, les « verrous numériques » limitant les utilisations de contenus acquis légalement irritent les utilisateurs. Des acteurs important commencent à prendre cette dimension en compte et en font un argument commercial. Sony s’est par exemple permis de tourner en dérision Microsoft, en montrant comme il était simple de partager des jeux « physiques » sur la nouvelle Playstation 4 là où son concurrent annoncait une politique très restrictive sur sa propre Xbox one. Plus discrètement, Sony annonçait également permettre le prêt de jeux dématérialisés, mais uniquement sous certaines conditions.
Toujours plus d’autorisations à obtenir…
L’évolution technique permet aux jeux vidéos d’être toujours plus réaliste dans leur représentation du réel. Au point qu’ils risquent de contenir de plus en plus de reproductions d’œuvres protégées par le droit d’auteur, pour lesquelles l’autorisation du titulaire de droit est nécessaire.
Un exemple récent ? Un tatoueur américain attaque en justice un éditeur de jeu vidéo. Dans un jeu de simulation d’arts martiaux, celui-ci a en effet modélisé des sportifs réels dans les moindres détails, y compris leurs tatouages, sans demander l’autorisation du tatoueur. Dans un cas comparable, la justice belge a considéré que le tatoueur était bien titulaire de droits d’auteur sur le dessin original (qu’il pouvait donc reproduire pour d’autres clients), mais que ce droit d’auteur ne lui permettait pas de limiter l’usage par la personne tatouée de son corps et de son image. Jusqu’à lui réserver le droit d’en autoriser la numérisation ? La question reste ouverte.
Ce qui vaut pour les tatouages vaut également pour d’autres catégories d’œuvres. Bâtiments, statues, œuvres d’art…pour chaque environnement réel que des développeurs voudront numériser, il faudra gérer les risques de plaintes liées aux droits d’auteurs.
…mais des exceptions plus claires ?
Les exceptions au droit d’auteur sont autant d’espaces de liberté dans lesquels les créateurs peuvent réutiliser des œuvres existantes sans obtenir d’autorisation des auteurs ou, dans un contexte commercial, sans devoir leur verser de rémunération.
L’harmonisation européenne du droit d’auteur en 2001 n’a pas été particulièrement généreuse envers les exceptions. Elles sont enfermées dans une liste close, dont les États ne peuvent pas s’écarter. Ceux-ci sont par contre libres de ne pas les transposer, puisque la liste est optionnelle. Elles sont encore encadrées par le test des trois étapes et interprétées strictement par une jurisprudence donnant la priorité à un haut niveau de protection du droit d’auteur.
Quelques arrêts plus récents prennent toutefois une direction plus favorable aux exceptions. La Cour établit ainsi qu’une application divergente parmi les états membres d’une exception (copie privée) est contraire aux objectifs de la directive (SGAE). Elle reconnaît ensuite que les exceptions participent à l’équilibre entre les titulaires de droits et les utilisateurs et que leur interprétation stricte ne doit pas aboutir à les priver d’effet utile (Premier League). Elle admet enfin que certaines exceptions relèvent de l’exercice de droits fondamentaux (en l’occurrence, l’exception de citation qui participe à la liberté d’expression) et doivent dès lors être privilégiées par rapport à l’impératif de protection des droits d’auteur (Painer).
Le jeu vidéo pourrait bénéficier de cette tendance à la clarification et au renforcement des exceptions. Il devra ainsi suivre de près l’évolution de l’exception de citation (qui pourrait couvrir l’insertion dans un jeu de courts extraits d’œuvres existantes) et de l’exception de parodie, que j’évoquais dans un précédent billet et qui autoriserait les détournements et autres clins d’œil humoristiques.
Les contenus créés par les utilisateurs
La tendance ‘web 2.0’ observée depuis plusieurs années met l’accent sur la création et la diffusion de contenu par les utilisateurs non-professionnels. Le jeu vidéo n’échappe pas au mouvement d’ensemble. À côté du streaming déjà évoqué, on pense aux nombreuses créations de fans : illustrations de leurs héros préférés, montages vidéos ou graphiques, déguisements et mises en scènes… les exemples ne manquent pas. De nombreux jeux permettent également aux utilisateurs d’exercer leur créativité, plus ou moins largement. Les titres au format « bac à sable », comme le très populaire Minecraft se limitent ainsi à mettre en place un environnement dans lequel les utilisateurs peuvent évoluer – et créer – comme bon leur semble.
De l’avis de beaucoup, notre droit d’auteur s’adapte difficilement à ce phénomène. Certains pays ont mis en place une exception spécifique pour couvrir les contenus générés par des utilisateurs à des fins non-commerciales. Au niveau européen, la question est examinée dans le cadre du processus actuel d’évaluation et de révision de la directive sur le droit d’auteur. Elle fait notamment l’objet d’un chapitre dans l’Étude sur l’application de la Directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information publiée par la Commission Européenne en décembre dernier et à laquelle j’ai eu le plaisir de participer.
Ici encore, le secteur du jeu vidéo a intérêt à suivre soigneusement les évolutions de la matière : s’il est en mesure aujourd’hui d’autoriser, d’interdire ou de mettre des conditions à la création et la diffusion de contenus par des utilisateurs, il ne le sera peut-être plus demain si la loi s’en charge.
Données personnelles et profilage
À côté du droit d’auteur, le droit de la vie privée a connu une montée en puissance ininterrompue durant les 20 dernières années. Les révélations de l’existence de programmes de surveillance massive ont braqué les projecteurs sur un domaine qui intéressait surtout les initiés. L’Union Européenne prépare une nouvelle législation qui devrait être adoptée prochainement.
Dès lors que l’on joue de plus en plus en ligne, au moyen d’ordinateurs ou de consoles connectés en permanence, les éditeurs de jeux vidéos sont amenés à collecter et traiter toujours plus de données à caractère personnel. C’est un défi pour eux, notamment en termes de sécurisation de ces données – il suffit de voir, à cet égard, les dégâts causés à Sony par le piratage du Playstation Network en 2011 lors duquel des millions de données personnelles et bancaires ont été piratées.
Ces données sont également une formidable opportunité. S’il est déjà possible de connaître les habitudes d’achats et de jeu d’utilisateurs toujours plus identifiables (par l’usage de comptes individuels) et géolocalisables (par l’impact croissant des smartphones), on peut aller beaucoup plus loin dans les années qui viennent. En particulier, on pourra confronter les joueurs à des situations virtuelles et enregistrer leurs réactions. Quels designs de voitures choisissent-ils ? Quelles marques ont leur préférence ? Quelles couleurs attirent leur attention dans une situation d’urgence ? En parallèle, on remarque déjà la présence de publicités (ou de placements de produits) dans l’environnement virtuel du jeu vidéo, qu’il est bien entendu possible de personnaliser en fonction de votre profil.
Dans le futur, les joueurs seront peut-être une fantastique armée de cobayes qui s’ignorent, au service d’expériences marketing virtuelles à grande échelle. Du pain béni pour les éditeurs de jeu et leurs partenaires commerciaux.
Conclusion : des défis et des opportunités
Cet article ne dresse qu’un aperçu de quelques défis juridiques auquel le jeu vidéo est aujourd’hui confronté. La place manque pour en évoquer d’autres, comme l’application du droit des marques aux produits virtuels, le phénomène du sport électronique et ses joueurs professionnels, commentateurs, retransmissions de matches et audiences phénoménales (la finale de la saison 3 de League of Legends a été suivie en live par 32 millions de spectateurs), ou encore la responsabilité des éditeurs pour les caricatures de célébrités ou les représentations de personnalités politiques incluses dans les jeux.
On a l’habitude de voir le droit comme une contrainte plus que comme une opportunité. Ce sont pourtant deux faces d’une même pièce.
Le DMCA américain et la directive e-commerce européenne ont par exemple compliqué la vie des titulaires de droits d’auteur en exonérant largement les intermédiaires techniques de toute responsabilité pour les contenus hébergés ou transportés. En contrepartie, ces législations ont largement contribué au développement de services de partage de contenu comme YouTube.
Dans un autre registre, le phénomène du logiciel libre/open source prône une approche différente de la propriété intellectuelle en autorisant très largement les utilisateurs à s’approprier les créations et les oblige généralement à faire de même lorsqu’ils diffusent leurs contributions. Paradoxalement, c’est l’existence du droit d’auteur qui permet d’imposer ces conditions et de les faire respecter. Le mouvement libre ne se situe pas en dehors du droit d’auteur, il en fait une utilisation créative.
Le secteur du jeu vidéo se voit confronté à des défis similaires quotidiennement. Minecraft en est un excellent exemple. Ce jeu atypique, de type ‘bac à sable’ autorise toutes sortes de libertés à ses utilisateurs : création de versions modifiées, utilisation comme base pour construire d’autres jeux, etc. Aujourd’hui, son éditeur estime paradoxalement utile d’encadrer plus fermement son utilisation afin de lutter contre certains comportements commerciaux contraires à la philosophie de base. Voici un problème très peu juridique, qui se réglera par des instruments juridiques (vraisemblablement une adaptation de la licence accordée aux utilisateurs).
Le droit d’auteur constitue le cadre général permettant à un éditeur de contrôler l’exploitation et l’utilisation de ses jeux. Il fixe les limites de sa marge de manœuvre, mais peut également lui ouvrir de nouveaux horizons. À ce titre, une bonne connaissance du cadre juridique constitue non seulement une mesure de précaution et de contrôle des risques, mais également un avantage concurrentiel.