La combinaison explosive de deux ingrédients typiquement belges – la bande dessinée et le Vlaams Belang – vont donner l’occasion à la Cour de Justice de l’Union Européenne de préciser les contours de l’exception de parodie dans le cadre de la directive ‘Infosoc’ 2001/29, sur interpellation de la Cour d’Appel de Bruxelles, dans une affaire C-201/13. En attendant (avec impatience) l’arrêt à venir, les conclusions de l’Avocat Général publiées le 22 mai 2014 dernier ouvrent déjà d’intéressantes perspectives. Petit tour d’horizon.
Avertissement : cet article s’adresse aux lecteurs maîtrisant les bases du droit d’auteur.
Le généreux bienfaiteur
Les héritiers et éditeurs de Willy Vandersteen, auteur de la bande dessinée Bob et Bobette (Suske en Wiske dans la langue de Vondel), attaquent diverses associations et personnalités liées au très nationaliste et xénophobe Vlaams Belang. En cause, une parodie réalisée par les seconds de l’album « De Wilde Weldoener » (qui peut se traduire littéralement par « le bienfaiteur sauvage » mais dont l’édition française est curieusement intitulée « la tombe hindoue »).
Dans cette parodie, le personnage principal est remplacé par une caricature du bourgmestre de Gand, que l’on voit distribuer de l’argent à une foule que l’on devine musulmane.
Les plaignants considèrent que cette adaptation porte atteinte aux droits d’auteur dont ils sont titulaires car elle ne remplirait pas les conditions de la parodie à savoir, selon eux « remplir une fonction critique, faire preuve d’originalité, avoir un objet humoristique ainsi que l’intention de railler l’œuvre originale, ne pas causer de confusion avec l’œuvre originale et ne pas emprunter à l’œuvre originale davantage d’éléments figuratifs que ceux strictement nécessaires à la réalisation de la parodie ».
Une notion autonome – quelle surprise !
La Cour de Justice est amenée à déterminer si la parodie est une notion autonome de droit de l’Union. L’Avocat Général répond par l’affirmative, sans grande surprise vu la tendance persistante de la CJUE à considérer chaque mot utilisé dans la directive ‘Infosoc’ comme une notion autonome. La parodie ne fait pas exception et participera donc au mouvement général d’harmonisation rampante.
L’Avocat Général s’attache donc, dans la suite de ses conclusions, à en préciser les contours.
Ne dites pas « adaptation »
Comme l’indique l’Avocat Général, la parodie est en même temps copie et création.
Elle est une « copie » dans le sens où, si l’exception n’existait pas, la parodie porterait atteinte aux droits d’auteur sur l’oeuvre parodiée. Une caricature qui s’inspirerait du style d’un artiste sans reprendre aucun élément original de ses oeuvre est une « parodie » dans le sens courant, mais ne contrevient en principe pas au droit d’auteur. Il n’yest donc pas besoin d’une exception pour la légitimer.
A quel droit de l’auteur la parodie porte-t-elle atteinte ? L’Avocat Général reste vague et indique ci et là que la parodie serait une « imitation » ou comprendrait des éléments d’imitation de l’oeuvre parodiée. Une imitation ? Voici un terme qui n’est nulle part utilisé dans la directive interprétée…
La question est plus délicate qu’il n’y parait. Si la Convention de Berne consacre notamment le droit de reproduction et le droit d’adaptation, la directive Infosoc n’harmonise que le premier. La parodie est-elle en premier lieu une reproduction ou une adaptation ? L’Avocat Général passe la question sous silence. S’il s’agit d’une adaptation de l’oeuvre antérieure, on pourrait cependant considérer que la CJUE n’est pas compétente pour interpréter les exceptions à ce droit, qui ne sont pas visées par le texte européen.
A moins de considérer que le droit d’adaptation visé par la Convention de Berne serait – largement – compris dans le droit de reproduction européen ? Vu certaines positions récentes de la Cour, certains n’hésitent pas à se poser la question. On préférerait toutefois une prise de position claire…
Qu’est-ce qu’une parodie ?
La notion étant autonome, il faut bien l’interpréter. Selon l’Avocat Général, la parodie est « une œuvre qui, avec une intention burlesque, combine des éléments d’une œuvre antérieure clairement reconnaissable et des éléments suffisamment originaux pour ne pas être raisonnablement confondus avec l’œuvre originale« . Pour être éligible à l’exception, il faut donc:
- se distinguer suffisamment de l’oeuvre parodiée. Quel degré de différenciation est exigé ? L’appréciation est laissée aux tribunaux nationaux ;
- ne pas être raisonnablement confondue avec l’oeuvre originale – il me semble que cette condition recoupe largement la première ;
- avoir une intention « burlesque », mais l’Avocat Général reconnait que le burlesque, le comique ou l’humour peuvent prendre différentes formes et poursuivre différentes intentions, de la plus légère à la plus sérieuse.
Il écarte, de manière heureuse selon moi, d’autres conditions plus restrictives défendues par les requérants et parfois consacrées par les tribunaux belges dans le passé. La parodie ne doit pas nécessairement, selon lui, railler l’oeuvre parodiée elle-même et peut véhiculer un tout autre message (parodie « au moyen de »). De même, il admet implicitement que la parodie soit porteuse d’un message politique, là où des tribunaux belges ont déjà refusé le statut de parodie à des œuvres qui ne se contentaient pas de « satisfaire gratuitement l’intérêt général des rieurs » et visaient à promouvoir ou soutenir un message politique ou commercial.
Quelle marge de manœuvre pour les Etats-Membres ? Une non-question persistante
La notion de parodie étant autonome, les conditions d’application de l’exception doivent s’imposer uniformément dans les Etats Membres. Cela semble aller de soi pour l’Avocat général et est pourtant loin d’être évident.
Il passe en effet complètement sous silence une caractéristique essentielle des exceptions au droit d’auteur visées par la directive Infosoc : elles sont optionnelles. Les Etats peuvent choisir, parmi les exceptions proposées dans une liste fermées, celles qu’ils adoptent dans leur droit national ; ils ne peuvent en revanche pas consacrer d’autres exceptions.
Certains en ont tiré la conclusion, non sans une certaine logique, que les Etats peuvent réduire la portée de certaines exceptions ou ajouter des conditions plus restrictives. « Qui peut le plus, peut le moins », est un adage bien connu des juristes ; en l’occurrence, qui peut refuser complètement une exception pourrait en accepter une application restrictive.
Faut-il rejeter cette interprétation et adopter une position binaire selon laquelle les Etats peuvent adopter ou non des exceptions mais, s’ils le font, ne disposent d’aucune marge de manœuvre pour l’adapter aux sensibilités nationales ? Certaines positions de la Cour de Justice suggèrent que les objectifs d’harmonisation poursuivis par le droit européen ne s’accommoderaient pas d’une telle diversité, mais la question est loin d’être réglée.
Il est donc un peu frustrant que l’Avocat Général n’évoque même pas cette problématique, pas plus qu’il n’envisage que la notion de parodie plus restrictive défendue par les requérants puisse constituer une version strictement nationale de l’exception.
Les « convictions profondes de la société » – droits moraux, êtes-vous là ?
Si le message véhiculé par une parodie heurte les valeurs ou les convictions de l’auteur de l’oeuvre originale, faut-il lui permettre de faire obstacle à l’application de l’exception ? Plus généralement, le contenu d’une parodie doit-il être pris en compte pour lui accorder ou lui refuser le bénéfice de l’exception ?
De manière surprenante, l’Avocat Général répond par l’affirmative. L’exception de parodie ne devrait pas trouver à s’appliquer aux remaniements de l’oeuvre originale qui « dans la forme ou dans le fond, transmettent un message radicalement contraire aux convictions les plus profondes de la société ». À mon sens, cette position est particulièrement peu opportune pour trois raisons :
- En premier lieu, on est clairement dans le registre des droits moraux, en particulier le droit de l’auteur de s’opposer aux atteintes à son oeuvre qui sont préjudiciables à son honneur ou sa réputation. A quoi cela sert-il que l’Avocat Général rappelle que les droits moraux sont exclus du champ d’application de la directive si c’est pour en incorporer la substance aux droits patrimoniaux ?
- Ensuite, est-ce vraiment à l’auteur d’une oeuvre parodiée d’être le gardien des convictions les plus profondes de la société, en s’opposant à une parodie ? Certes, la liberté d’expression n’est pas absolue et il doit exister des moyens d’en prévenir ou sanctionner les abus. Mais est-ce là le rôle du droit d’auteur ?
- Enfin, difficile d’imaginer notion plus évasive et imprévisible que ces convictions les plus profondes de la société. Leur appropriation par les juges nationaux promet bien du plaisir. À moins qu’il s’agisse d’une autre notion autonome dont la Cour devra un jour se saisir ?
L’incidence des droits fondamentaux – éviter d’ajouter du flou au flou
En filigrane de ce litige, c’est la question de la prise en compte des droits fondamentaux dans l’interprétation du droit d’auteur qui apparaît dans toute sa complexité.
Il est à tout le moins heureux que la question soit prise en compte par la Cour de Justice. À l’opposé, d’autres juridictions (comme notre Cour de Cassation) ont considéré que l’équilibre entre les droits fondamentaux avait été suffisamment pris en compte par le législateur dans l’élaboration du droit d’auteur, pour refuser tout argument situé hors du champ de ce dernier. Cette position, parfois qualifiée d’application « autiste » du droit d’auteur, me parait caricaturale et peu souhaitable.
Dans l’arrêt Painer, la Cour de Justice a par exemple établi que l’exception de citation participait à l’exercice de la liberté d’expression et que l’équilibre entre cette liberté, d’une part, et la protection du droit d’auteur, d’autre part, exigeait de sauvegarder l’effet utile de cette exception et ne pouvait s’accommoder de conditions à son application plus restrictives que celles prévues par le texte de la directive.
Cette interprétation est intéressante et permettrait de résoudre, d’une manière séduisante, la question de la marge de manœuvre des Etats-membres évoquée plus haut : lorsque les exceptions au droit d’auteur visent à sauvegarder un droit fondamental, et parce qu’elles visent à sauvegarder un tel droit, elles ne pourraient pas être interprétées restrictivement ni être assorties de conditions plus exigeantes.
Or, l’Avocat Général me semble s’engager dans une toute autre voie puisqu’il confie au juge national la lourde tâche d’apprécier si la liberté d’expression, dont relève l’exception de parodie, ne doit pas être elle-même restreinte par l’application d’autres droits fondamentaux. Lesquels ? Il ne le précise pas et je ne vois pas, personnellement, lequel de ces droits protège les fameuses convictions les plus profondément ancrées dans la société européenne…
Ce faisant, il me semble s’engager sur un terrain glissant où, finalement, le contenu des dispositions légales serait très accessoires et où les questions juridiques seraient réglée par un équilibre difficile à trouver entre différents droits fondamentaux très généraux et évasifs. C’est là donner beaucoup de pouvoir et de responsabilité aux juges qui n’en demandent peut-être pas tant.