Il faut être particulièrement imperméable à l’actualité pour ne pas avoir entendu parler du combat que livrent actuellement les chauffeurs de taxi à de nouveaux acteurs de la mobilité, qui proposent divers services innovants en utilisant les possibilités de géolocalisation et de paiement offertes par des application pour smartphone. La start-up américaine Uber est en ligne de mire, mais il existe d’autres exemples comme la startup belge Djump et son application de covoiturage.
En Belgique, ce combat se cristallise à Bruxelles où, il y a très exactement un an, une compagnie de taxi obtenait un jugement (par défaut) interdisant à Uber de « proposer des courses à des chauffeurs qui ne disposent pas [d’une licence de taxi] ». Uber y est restée parfaitement indifférente et a continué ses activités, suscitant des réactions rarement subtiles et plus ou moins admissibles : saisies de véhicules, actions en justice contre des chauffeurs individuels, agressions de chauffeurs, manifestations des taxi, négociation politique d’un nouveau ‘plan taxi’ et dénonciations médiatiques fréquentes de la ‘concurrence déloyale’ à laquelle se livreraient les nouveaux acteurs. Qu’en est-il d’un point de vue juridique ?
la réglementation Bruxelloise sur les taxis
L’organisation des services de taxi est une matière régionale. A Bruxelles, elle est régie par une ordonnance du 27 avril 1995 ‘relative aux aux services de taxis et aux services de location de voitures avec chauffeur’. Elle s’applique, en substance, à ‘tous services de transport rémunéré de personnes par véhicules automobiles‘ (à l’exception des ambulances). L’exploitation de ces services est réservée aux taxis (qui ont l’autorisation de prendre des courses sur la voie publique et bénéficient d’infrastructures réservées – places de stationnement et voies de circulation) et aux services de locations de voiture avec chauffeur (qui doivent être fournis au moyen de véhicules de luxe), pour autant que leurs exploitants bénéficient d’une autorisation délivrée par la Région. Ces services bénéficient donc d’un monopole organisé par la loi, réservé à un nombre limité d’exploitants détenteurs d’une licence. La pratique en est réglementée, que ce soit au niveau de la formation des chauffeurs, de l’état du véhicule ou de la fixation des tarifs.
L’obtention d’une autorisation ne coûte en théorie que quelques euros mais, nombre limité oblige, leur rareté fait grimper leur valeur (une licence de taxi à Bruxelles vaudrait environ 50.000 EUR) et elles se revendent entre chauffeurs dans des conditions plus ou moins légales.
Précision évidente mais non dépourvue d’importance : les chauffeurs de taxis sont des professionnels et, à ce titre, doivent payer des impôts sur le revenu et des cotisations sociales (comme employés ou comme indépendants) sur les fruits de leur travail – comme n’importe quel travailleur.
Des sociétés comme Djump ou Uber reposent sur un autre mode de fonctionnement. Elles ne possèdent pas de voitures et n’engagent pas de chauffeurs. Au moyen d’une application pour smartphone utilisant la géolocalisation, elles mettent en relation des personnes désireuses de se déplacer d’un point A à un point B avec des conducteurs disponibles dans le même secteur. Les passagers rémunèrent le chauffeur par le paiement d’un prix souvent modique, parfois laissé à leur appréciation (mode de fonctionnement choisi par Djump), et réglé directement via l’application, ce qui permet à la société intermédiaire de se rémunérer en prélevant une commission. L’application permet généralement aux conducteurs et aux passagers de se noter mutuellement, par un système de rating.
Les créateurs et les utilisateurs de ce type de systèmes s’affranchissent donc, légitimement selon eux, déloyalement selon les taxi, de la plupart des contraintes économiques et financières pesant sur ces derniers. Au-delà des questions intéressantes sur la pertinences de ces contraintes et la légitimité du combat des taxis (je recommande la lecture de cet article et de celui-ci), comment envisager celui-ci sous l’angle juridique ?
Uber fournit-elle un service légal ?
Le jugement du 31 mars 2014 obtenu par une compagnie de Taxi pour ‘interdire’ Uber n’a, en soi, rien de décisif. Ce jugement a été rendu par défaut, sans que Uber comparaisse pour faire valoir sa position et ses moyens de défense. Il fait d’ailleurs l’objet d’une procédure en opposition, laquelle débouchera sur un nouveau jugement prenant en compte les arguments de toutes les parties.
Uber doit-elle respecter l’ordonnance Bruxelloise sur les taxi ? Je ne le pense pas car celle-si s’applique aux fournisseurs de services de transport. Or, comme la société l’indique elle-même dans ses conditions d’utilisation : « Uber n’est pas un fournisseur de services de transport ; Uber n’est pas une entreprise de transport. Il appartient au transporteur d’offrir les services de transport qui peuvent être demandés par le biais de l’utilisation de l’application et/ ou du service. Uber agit simplement en tant qu’intermédiaire entre le transporteur et vous. »
Dans un autre domaine, les tribunaux ont reconnu, après de nombreuses hésitations, que e-Bay n’était pas un vendeur mais un fournisseur de plateforme de vente, donc un intermédiaire ne prenant pas partie aux ventes elles-mêmes. De nombreux services en ligne reposent sur le même principe d’intermédiation et je pense que Uber n’y fait pas exception. Il n’est donc pas déraisonnable de lui reconnaître le statut d’intermédiaire plutôt que de fournisseur de services de transport.
Le jugement du tribunal de commerce ne reproche d’ailleurs pas à Uber d’enfreindre la réglementation sur les taxi, mais de transmettre des demandes de courses à des chauffeurs qui ne respectent pas cette réglementation. La nuance a toute son importance et confirme mon analyse.
Les conducteurs utilisant Uber sont-ils dans l’illégalité ?
La réponse doit être plus nuancée. S’ils offrent des services de transport rémunéré, les chauffeurs doivent respecter la réglementation et être titulaires d’une licence. La notion de service est donc cruciale. Or, un service est défini par le code de droit économique comme « toute prestation effectuée par une entreprise dans le cadre de son activité professionnelle« , et la notion d’entreprise suppose, quant à elle, la poursuite durable d’un but économique.
L’idée me semble donc tout à fait défendable que les chauffeurs qui utilisent Uber dans un contexte non-professionnel (occasionnel), ou en ne poursuivant pas un but économique durable (par exemple, en transportant uniquement des passagers dans le cadre des trajets qu’ils doivent de toute manière effectuer), ne sont pas des personnes offrant des services soumis à la réglementation sur les taxis.
Le ‘problème’ est qu’une application comme Uber ou Djump permet autant l’usage occasionnel et privé (c’est l’esprit dans lequel Djump a été créée) que l’usage professionnel ou quasi-professionnel. Considérer que ces applications ne permettent que des activités illégales serait un raccourci inadmissible, au même titre que l’idée en vigueur il y a quelques années selon laquelle le peer-to-peer ne servait qu’à commettre des atteintes au droit d’auteur.
Conclusions
Sur le plan juridique, le présent article ébauche à peine les arguments qu’un acteur comme Uber peut avancer pour justifier la légalité de ses services. La place me manque pour évoquer l’impact de la réglementation européenne sur les services de la société de l’information, l’application douteuse du droit de la concurrence déloyale à un intermédiaire qui n’est pas directement concurrent mais permet une certaine concurrence, le régime d’exonération de responsabilité pour les prestataires intermédiaires (en particulier les hébergeurs) dont Uber pourrait se prévaloir ou encore la validité douteuse des systèmes de monopole légal et de quotas de licences au regard de la réglementation européenne sur la libéralisation des services (à ce sujet, lire ici).
En attendant, retenons que l’utilisation potentiellement illégale d’un service ne rend pas le service lui-même illégal. Les tribunaux l’ont reconnu pour le peer-to-peer, ils l’ont admis pour les places de marché hébergeant des ventes entre particuliers, et je pense qu’ils devront raisonner de la même matière pour les services intermédiaires dans le domaine du transport.
Comme dans d’autres domaines, à cause de (ou grâce à) l’explosion de la ‘sharing economy’, les pouvoirs publics sont confrontés à un véritable défi lorsqu’il s’agit de réguler une activité en s’appuyant sur les intermédiaires plutôt que sur les acteurs directs. À cet égard, je vous expliquerai dans un prochain billet pourquoi la mise en oeuvre du nouveau plan taxi du ministre Smet risque d’être un cauchemar juridique.